Crépin et Crépinien sont deux frères, cordonniers de leur état, et habitants de la ville de Soissons où ils fabriquent des souliers pour les pauvres.
Nobles Romains convertis au christianisme, ils ont émigré dans les Gaules pour fuir les persécutions et, sur mission du pape Caïus, évangéliser le pays.
Ils sont alors repérés par l'empereur romain adjoint Maximien Hercule (cela se passe vers 285 au temps de Dioclétien) qui les convoque et - air connu- leur enjoint de renoncer à leur foi chrétienne en échange de richesses et d'honneurs.
Bien sûr les futurs martyrs refusent. Les sévices subis seront terribles mais sans cesse déjoués par la volonté divine.
La rage de Maximien, déléguée à son terrible préfet Rictiovarus, croît avec ces échecs successifs. La cruauté des supplices croît de même.
Un aperçu de l'inventivité déployée à leur encontre :
Comme ils sont cordonniers, on leur découpe des lanières de "cuir" dans la peau du dos, on leur enfonce des alènes sous les ongles ; celles-ci se retournent contre les tortionnaires.
Jetés dans l'eau glacée de l'Aisne, dans des marmites de plomb fondu ou de poix brûlante ...
Finalement, après qu'une goutte bouillante eut éborgné l'empereur et que de dépit, Rictiovarus se fut jeté dans le brasier qui chauffait la marmite, les deux saints seront décapités.
Bref, la "Passion" classique ...
Cela rappelle le supplice de Saint Jean à la Porte latine comme on le voit à Belgodère.
Dès lors, leur culte se répandit un peu partout ; ils seront les patrons des cordonniers et des savetiers évidemment ; de nombreuses confréries - y compris en Corse - se sont placées sous leur protection, beaucoup d'églises leur sont consacrées.
Ils sont même cités dans la pièce de Shakespeare "Henri V" (1599, acte IV, sc 5) car la bataille d'Azincourt (1415) a été remportée par Henri V le jour de leur fête, le 25 octobre. Du coup leur culte a été adopté en Angleterre.
Louis Réau les classe parmi les saints "anargyres" (mot à mot "sans argent") car ils travaillaient gratis, comme les saints médecins Côme et Damien.
Enfin on peut les rapprocher de saint Quentin avec qui ils auraient fait le voyage en Gaule et dont le martyre est similaire.
Mais revenons au beau tableau de Cateri exécuté par le Maître des Anges musclés, peintre anonyme ainsi nommé par Michel-Edouard Nigaglioni mais dont on connaît depuis peu le nom : Giuseppe Ronchi.
(cliquez sur ce lien pour voir notre page consacrée à ce peintre)
L'oeil est d'abord attiré par le visage lumineux de Crépin auréolé d'un nimbe scintillant. Son regard pénétrant est dirigé selon une horizontale quasi parfaite sur celui du personnage de droite. Au centre, Crépinien, le jeune frère de Crépin, est absorbé dans sa tâche.
Dans le registre supérieur, sur des nuées, Saint Michel peseur d'âmes tient sa balance et fixe aussi le personnage de droite.
Sept angelots l'entourent : l'un porte les palmes destinées aux futurs martyrs.
Deux autres attirent notre attention sur la table de Crépin où le crucifix et le crâne des vanités favorisent la transition entre le terrestre et le divin ;
Deux autres angelots regardent Saint Michel et les deux derniers fixent le personnage de droite.
On dirait une scène de genre : des artisans cordonniers au travail avec leurs outils, leur "client".
Crépin assis à sa table tient une chaussure à la main.
Devant lui, des alènes et à ses pieds, forme à soulier, tenailles et tranchet.
Crépinien, appliqué, s'occupe à insérer un fil dans l'alène (un ligneul de fil poissé selon Louis Réau).
On remarque les cheveux crépus d'où les deux saints tirent leur nom.
Le tableau se conforme à l'imagerie traditionnelle : toujours ensemble et au travail.
Cet environnement ne ressemble pourtant pas à une échoppe de cordonnier.
L'artiste a créé un contraste fort entre le décor soigné voire raffiné et les tâches prosaïques des artisans.
Pas d'établi mais des meubles travaillés : table aux pieds moulurés, banc aux pieds chantournés.
Ni tablier ni galoches mais des vêtements raffinés.
Crépin est drapé dans un grand manteau retenu à l'épaule par une broche en pierreries et porte d'élégantes sandales.
Ce sont de nobles Romains ne l'oublions pas.
La dimension religieuse de la scène apparaît aussi dans le crucifix, le crâne des vanités et la pièce, gravée d'une croix, que Crépin tient à la main
Ce geste souligne la vocation de charité des deux saints qui fabriquaient gratuitement des souliers pour les malheureux.
Regardons la composition : la disposition des personnages en ligne pourrait paraître conventionnelle et plate mais elle est animée par l'ondoiement des vêtements, le relief des chairs et la position des sujets (face, trois-quarts, profil).
Une porte s'ouvre à l'arrière-plan sur des nuages semble-t-il et procure profondeur et mystère à la scène.
Maintenant, que se passe-t-il dans cette scène ?
Crépin s'apprêterait à donner une chaussure et une pièce au personnage de droite qui, si l'on regarde bien, a une jambe de bois et un bâton.
Mais que signifie le geste des deux mains de l'infirme, son regard exorbité ?
Qui est-il vraiment ce "client" à la musculature impressionnante, avec sa tête munie de cornes et ses oreilles pointues ?
Sa nudité est couverte d'un vêtement très faunesque bordé d'une fourrure qui se termine par une petite queue poilue. Alors, un démon qui vient tenter, damner Crépin ?
Son geste est-il une réaction d'effroi et de répulsion devant le crucifix ? Est-il cloué sur place par le regard pénétrant et serein de Crépin qui tourne vers lui sa belle tête de sage ?
L'époque ? Les vêtements nous parlent des premiers siècles de notre ère mais la chaussure que tient Crépin est clairement du XVIIè ou du XVIIIe siècle.
Ce tableau aux teintes chaudes qui s'éclairent de quelques notes de bleu et de rouge est de belle facture.
On reconnaît la main de l'artiste Giuseppe Ronchi dans les drapés, les formes musculeuses et les détails soignés : barbe et cheveux, doigts fins et déliés ...
De plus amples recherches permettraient de dire si ce tableau a été commandité par une confrérie de cordonniers.
Il existe en Corse, à Ajaccio dans l'Eglise Saint-Erasme, un autre tableau consacré aux deux saints, provenant d'un legs Fesch.
AUTRES OEUVRES RENCONTREES LORS DE DIVERS VOYAGES
TURIN DUOMO CHAPELLE SAINT CREPIN SAINT CREPINIEN
Pour finir, un peu de vocabulaire...
"Crispus" en latin signifie frisé ; le nom des deux saints est aussi orthographié "Crespin" en rapport avec l'étymologie.
On lit dans le Littré que "Crépin" est aussi un nom commun qui désigne l'ensemble des outils et du matériel nécessaire aux cordonniers sauf le cuir, et aussi le sac qui le contient.
"Perdre son saint-crépin" signifiait : perdre tout ce qu'on possède.
"Etre dans la prison de Saint Crépin" voulait dire avoir des chaussures trop étroites !
Saint Crépin figure dans le calendrier liturgique (et dans le calendrier des Postes !) jusqu'en 1971 à la date du 25 octobre.
Suite à Vatican II (1965) il a été remplacé mais figure encore comme fête locale.
On connaît peu ces saints aujourd'hui mais ils ont été très populaires en France comme en Italie (San Crispino).
Ne confondons pas nos petits cordonniers avec Crispin de Viterbe, bienheureux du XVIIè s.
Et n'oublions pas :
"A la saint-Crépin, la pie monte au pin" !