IMAGES DE LA PESTE EN CORSE
13 novembre 2015
mise à jour : janvier 2021
Le Massacre des Innocents
Massacres, génocides, martyres, exécutions, guerres, attentats, terrorisme, l'Histoire et la Légende fournissent toutes les manifestations possibles de la folie des hommes (et des dieux...)
En témoignent les oeuvres des églises.
Pour garder à l'esprit la terrible actualité en ce 13 novembre 2015, voici, parmi tant d'autres, une image de la peste, comme métaphore du Mal.
"CE MAL QUI REPAND LA TERREUR"
La peste a ravagé la terre très tôt et très souvent.
Au VIe siècle, c'est la peste de Justinien rapportée par Grégoire de Tours.
Au XIVe siècle, la Grande peste ou Peste noire (1347-1351) arrivée de Chine par des navires infectés, a mis à genoux les pays d'Europe, annihilant 40 à 50% de la population.
Au XXe s. d'autres terribles maladies encore invaincues comme le Sida ont ravagé la planète.
Et en 2020 : la Covid 19 ...
Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés ...
(La Fontaine, les Animaux malades de la peste)
La Corse a succombé dès la fin de 1347, perdant 2/3 de ses habitants.
La terrible épidémie sévira de nombreuses fois au cours des siècles suivants, à Milan, à Venise, à Florence (1629-1633), à Londres (1665), à Marseille (1720), dans l'armée napoléonienne pendant la campagne d'Egypte ...
La terreur inspirée par ce fléau, les ravages qu'elle a produits sont tels, que le mot peste est utilisé pour désigner le Mal sous toutes ses formes : peste noire, peste brune, peste verte ...
Déjà dans l'Iliade au chant I, Apollon décoche des flèches qui sèment la peste dans les rangs des Achéens pour punir Agamemnon d'avoir enlevé Chryséis, la fille du prêtre troyen d'Apollon.
Dans la Bible le dieu change mais le châtiment est le même : le roi David est puni de son orgueil par 3 jours de peste (Livre de Samuel II, 24), Dieu lui ayant proposé le choix entre 3 fléaux : guerre, famine et peste.
Et parmi les 4 Cavaliers de l'Apocalypse on compte la Mort, montée sur le cheval blême de la pestilence (le Pale rider de Clint Eastwood ! ).
" et je vis un cheval pâle, et celui qui le montait s'appelait la mort, et l'enfer le suivait ..." Apocalypse, VI.8
A QUEL(S) SAINT(S) SE VOUER ?
Pour se protéger du courroux divin, seule cause de ce châtiment selon les croyants, on convoque thaumaturges et intercesseurs pour implorer la miséricorde divine et se protéger de la maladie.
Saint Sébastien
Et le premier, c'est Saint Sébastien dont les flèches du supplice deviennent la métaphore de la peste et l'ont fait considérer comme "depulsor pestilatis".
Vers le VIIe siècle Jacques de Voragine dans La Légende dorée, le décrit lardé de flèches "comme un hérisson".
Ces quelques "Saint Sébastien" montrent la persistance du motif et la diffusion du culte.
Cliquez sur ce lien pour visiter notre page consacrée à Saint Sébastien
Saint Roch de Montpellier
Très vénéré, notamment en Corse, Roch de Montpellier a été lui-même infecté par la peste.
Pas de meilleur intercesseur !
Ce jeune homme un jour abandonne tous ses biens et part en pèlerinage à Rome ; il reste en Italie de 1367 à 1371.
L'Italie est encore ravagée par la peste. Ayant contracté la maladie en soignant les pestiférés, il se réfugie dans une forêt près de Piacenza vers 1370 ; un petit chien (le "roquet"), lui apporte chaque jour un pain.
Intrigué par ce manège, le maître du chien, le seigneur Gothard (d'où le nom du col de Saint-Gothard) remplace son chien dans sa tâche, devenant lui aussi un homme pieux.
La légende de saint Roch dit aussi qu'un ange venait lui panser ses plaies.
"Saroccu" est présent dans presque toutes les églises de Corse, vêtu en pèlerin : bourdon, gourde, chapeau et manteau orné de coquilles (le sarocchino).
Dans le jeu de loto où chaque nombre a sa traduction imagée, le 8 est dit : "la zucca di San Rocco" (la courge qui lui sert de gourde). Si on considère les images qui suivent, è ben trovato !
Il découvre sa cuisse pour montrer le bubon de la peste ; il est accompagné du chien tenant un pain dans sa gueule.
Deux précautions valant mieux qu'une, Roch et Sébastien sont souvent associés.
Saint Charles Borromée
L'archevêque de Milan a beaucoup donné de sa personne lors de la grande peste de Milan en 1575 : soins aux malades, institution de lazarets, prières et processions qu'il suivait la corde au cou ... La peste fit 20000 victimes.
Saint Alexandre Sauli (1534-1592)
Nommé par Pie V, il fut évêque d'Aleria de 1570 à 1590. Il joua un rôle important dans l'épidémie de peste qui toucha la Corse en 1580. On pourra lire sa biographie par le cardinal Gerdil en 1861.
En fin d'article, d'autres références et des
précisions sur l'action de ce saint homme auprès des malades.
En tout quelque soixante saints protecteurs contre la peste.
La Corse a consacré beaucoup d'églises et de chapelles à Saint Roch, certaines ont été édifiées précisément pour se protéger de la peste.
La chapelle Saint-Roch qui domine la mer à Bonifacio a été édifiée en 1528 sur les lieux où mourut la dernière victime de la peste cette année-là.
On voit que la nef n'a pas de toit. La tradition veut que c'est parce qu'on y déposait les corps des pestiférés.
Chaque année le 16 août une messe solennelle y est célébrée.
L'Oratoire Saint-Roch à Bastia édifié après la peste de 1569.
De nos jours, en 1998, le peintre Chisà a réalisé le décor de la chapelle Saint-Roch de Feliceto. On y voit en particulier Saint Roch soignant les pestiférés.
Voir sur ce site la page consacrée aux oeuvres de ce peintre en Corse : Chisà à Chisà, Lumio et Feliceto.
Des cartouches explicites : comme à Bonifacio, chapelle Saint-Roch ou à Taglio, église San-Mamiliano, Poggio-di-Venaco chapelle Saint-Roch ou Campana, église Saint-André, figure à l'appui.
Sur le cartouche qui coiffe le retable on reconstitue l'invocation :
"... ut qui ipsum pie invocaverit a nullo pestis cruciatu laederetur" :
(Dieu, toi qui a promis au bienheureux Roch par l'entremise de ton ange lui apportant un livre)
"que celui qui l'aura invoqué pieusement ne sera atteint par aucune douleur de la peste" (...)
Les inscriptions montrées plus haut (Taglio-Isolaccio) font partie de la même prière.
Voir note en bas de page.
A Bastia, Carrughju di E Terrazze (rue des Terrasses), la maison classée du chevalier Castagnola (XVIIe s.) présente sur le côté un bas relief figurant la Vierge et l'Enfant et saint Roch.
On dit qu'en 1570 la peste se serait arrêtée là.
SAINT ANTOINE ABBE
Le saint ermite qui guérit du "feu de Saint Antoine" (maladie de l'ergot de seigle) a souvent rejoint dans les églises les saints antipesteux comme Saint Roch et Saint Sébastien.
Voir notre page sur Saint Antoine abbé
La Danse macabre
Les ravages de la peste ont considérablement influencé l'art.
La Mort s'invite sous sa forme la plus macabre : cadavres, plaies, squelettes, images terrifiantes de la mort, "transis", danses macabres (dès le XIVe s.), ces sarabandes qui montrent l'égalité de tous devant la mort, hommes et femmes, vieillards et enfants, puissants et faibles, riches et pauvres.
"Antinoüs flétris, dandys à face glabre,
Cadavres vernissés, lovelaces chenus,
Le branle universel de la danse macabre
Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus"
(Baudelaire, Danse macabre, Les Fleurs du Mal, Tableaux parisiens, XCVII).
Les Flagellants
Pour exorciser le Mal, toutes sortes de manifestations pieuses s'organisent : processions votives, messes ... Peur chrétienne de mourir de la "male mort" (sans confession).
Les Confréries charitables voient le jour, s'occupent des malades et enterrent les morts.
Voir : Les Confréries - Collectif - Catalogue de l'exposition 2010 - éd. Albiana et le travail de Michel-Edouard Nigaglioni sur les Confréries bastiaises - 2015).
Mais l'hystérie collective gagne : il faut trouver des boucs émissaires : juifs, lépreux sont pourchassés, brûlés vifs.
La secte des Flagellants (confondus parfois avec les Battuti et les Disciplinati), vêtus de blanc et encapuchonnés, se flagellaient en public par séances de 33 coups (âge du Christ) avec la "discipline" (petit fouet muni de cordelettes), invitant à la contrition et à la pénitence. Sur l'image ci-dessous, on voit l'échancrure de leur robe destinée à "faciliter" la flagellation...
Itinérants et éphémères, ils allaient de ville en ville à chaque crise, guerre ou épidémie.
Accusés de semer le désordre et de sacrifier des juifs au cours de leurs flagellations expiatoires, ils seront interdits par le pape Clément VI en 1349.
Avignon - P. Domenico da Montepulciano - 15è
En littérature
De Boccace à Albert Camus ou Fred Vargas, en passant par Dante, Montaigne, de Foe, Manzoni (I Promessi sposi, 1840 pendant la peste de Milan de 1638), la liste des oeuvres est longue.
Juste un mot sur le Décameron de Boccace (1349-1353) : l'auteur met en scène 10 jeunes gens qui fuient la peste noire de 1348 à Florence et se retirent à la campagne dans un décor idyllique.
Au cours de 10 journées chacun doit raconter une histoire par jour sur un thème donné, si bien que le recueil contient 100 nouvelles, d'où son titre.
Dans l'introduction l'auteur décrit les ravages de la peste.
Pour conclure provisoirement, quelques lignes de La Peste d'Albert Camus où le Dr Rieux et Tarrou "le saint laïc" échappent un moment à l'épidémie qui ravage Oran, pour un bain de mer de l'amitié :
"Elle (la mer) sifflait doucement au pied des grands blocs de la jetée, et comme ils les gravissaient, elle leur apparut, épaisse comme du velours, souple et lisse comme une bête (...) Rieux qui sentait sous ses doigts le visage grêlé des rochers, était plein d'un étrange bonheur. Tourné vers Tarrou, il devina sur le visage calme et grave de son ami, ce même bonheur qui n'oubliait rien, pas même l'assassinat".
Les épidémies de peste en Corse
Jean-Raoul Luciani nous communique quelques précieux documents sur les épidémies de peste en Corse :
"Filippini déclare qu'il y eut déjà, en 1340 à Aleria, une grande mortalité de soldats génois et d'habitants, si importante que la tête de pont génoise dut retourner en Ligurie. Les plus fortes épidémies se sont cependant produites en 1347 et 1370-73.
Après la fin du XIVe siècle, la peste subsiste en Corse à l'état endémique, surtout pendant la première moitié du XVe siècle.
A cela s'ajoute la famine, puis à la fin du siècle, la malaria qui apparaît dans la région de Biguglia. La tuberculose, la brucellose, la tracoma enfin, sont communes à toute la période". Etudes corses, n°11, 1978.
Dans Les Curés corses après le Concile de Trente (F. J. Casta, pp15-16) on lit :
"(...) Aux famines s'ajoutaient les épidémies. La peste de 1580 fut terrible. Venue d'Italie, elle gagna d'abord le diocèse de Nebbio pour s'étendre ensuite au diocèse d'Aleria et à toute la Corse. Les ravages furent effrayants."
C'est l'époque où Alexandre Sauli est évêque de la Corse ; à l'instar de son contemporain et ami Charles Borromée à Milan, il va s'investir corps et âme auprès des malades.
"Il les visitait de jour et de nuit, leur donnant toute sorte de secours spirituels et temporels. Il se réduisit au plus étroit nécessaire pour assister les pauvres. Il tâcha de suppléer au défaut de la police, et prit les mesures les plus efficaces pour arrêter, autant qu'il fut possible, les progrès de la maladie".
Biographie d'Alexandre Sauli par le cardinal Gerdil, 1861
A Calvi, en 1555, le Christ noir des miracles de la cathédrale Saint-Jean-Baptiste avait dit-on sauvé la ville de l'assiégeant.
En 2020, pour conjurer la pandémie de Covid 19, des membres de la Confrérie de Saint-Érasme et de Saint-Antoine ont sorti le Christ noir de l'église St Jean Baptiste et l'ont porté en procession.
Dans son article du 31 mars 2020, le journaliste de Corse-Matin, Julian Mattei évoque cet épisode : "Cette Corse qui s'en remet aux cieux."
Il parle aussi des réseaux sociaux qui ont invoqué La Vierge et d'autres saints protecteurs, Sainte Rita, Saint Antoine Abbé pour lutter contre ce fléau.
1 Note de Michel-Edouard Nigaglioni concernant le tableau d'Aleria, de l'église Saint Marcel :
Toujours prêt à partager ses travaux, M.-E. Nigaglioni nous a détaillé les aléas de l'attribution et de la datation du tableau. Voici quelques unes de ses précisions :
Lors de la restauration d'Ewa Poli est apparue la signature du peintre : Numa Boucoiran (1806-1899), peintre connu ayant travaillé à Rome. Ce n'est donc pas un don Fesch ; quant au pape à barbe blanche il s'agirait de Grégoire le Grand visitant les pestiférés lors de la peste de 590.
"Comment diable ce tableau est-il arrivé à Aléria ? Pour l'heure, le mystère reste épais ..."
Merci encore Michel-Edouard !
2 Note : Invocation à St Roch : merci à Michèle Grimaldi-Bezault agrégée de lettres classiques pour sa traduction et pour ces précisions : l'allusion au livre ou tablette (tabulam) évoque un épisode de la légende selon lequel un ange inscrivit le nom de Roch en lettres d'or auprès de son corps transfiguré (d'après les Acta Breviora d'un auteur latin anonyme).
Les ex voto
Ceux qui ont guéri de la peste ont pu exprimer leur reconnaissance quand leurs prières ont été exaucées :
modestes plaques apposées dans les églises ou oeuvres plus ambitieuses comme à Moltifao, cette Vierge à l'Enfant en marbre, offerte en 1657 par un bandit sauvé de la peste.
Les abréviations P G D V signifient : P(ro) G(ratia) D(eo ou domino) V(otum)
"Offrande à Dieu pour son bienfait = pour rendre grâce à Dieu."Votum désigne le voeu, puis l'offrande votive.
L'histoire est belle : en 1657, Vincenzo Arrighi, un banni de Corse, rescapé de la peste, fit confectionner, pour remercier la Vierge, une statue en marbre qu'il fit embarquer pour la Corse.
Il envoya des courriers à de nombreuses communes : la commune où la statue restera plus de deux jours la gardera !
Les habitants de Moltifao iront la chercher à Canavaggia pour la ramener dans leur village d'où elle ne repartira plus.
Elle sera fêtée le 8 septembre d'une manière plutôt originale ! En effet le droit de porter en procession la lourde statue (300 kg) sera mis ... aux enchères ! Tradition longtemps controversée mais toujours maintenue.
Il faudra débourser quelque 1000 euros pour se porter à l'avant de la Santa.